Crimée, côte de la Mer Noire - huile sur isorel - 2203 - 24x33cm

c.p.

 

 

Les Tatars de Crimée:
un retour au pays difficile
Par Ludmila Byloduchno

La fin de l'exil forcé des Tatars de Crimée en Asie centrale et leur "rapatriement" sur leur presqu'île désormais ukrainienne au début des années quatre-vingt-dix a fait craindre à plusieurs reprises l'éclatement d'un conflit ethnique sur le modèle yougoslave ou tchétchène: de 1989 à 1995, ce sont plus de 250000 Tatars qui ont rejoint leur terre natale. Représentant moins de 1% de la population en 1988, ils constituent désormais près de 11% de la population de Crimée. [1]

Bref rappel historique

Si le rapatriement des Tatars de Crimée est la conséquence directe de la déportation stalinienne de mai 1944, la mémoire collective tatare remonte le temps bien au-delà: le souvenir du "passé glorieux" du Khanat de Crimée jusqu'à son annexion en 1783 par Catherine II ainsi que le long siècle de domination russe qui la prolongea imprègnent fortement les discours des leaders tatars actuels. Rappelons qu'après un siècle d'annexion, les tatars, les seuls habitants de la presqu'île à la fin du XVIIIème, ne représentaient plus que 35% de la population à la fin du XIXème. Au cours de cette période de forte migration, les Tatars de Crimée partirent en grande majorité pour l'empire Ottoman auquel était rattaché le khanat jusqu'en 1783.

La création de la République socialiste soviétique autonome de Crimée en 1921 suivie d'une politique de "korenizacia" (enracinement) qui devait contribuer au développement d'un sentiment national chez les trois peuples autochtones (Krymtchans, Tatars et Karaïms), permit un renouveau de la culture et de la langue tatare et l'établissement d'une nouvelle intelligentsia locale. Cette période florissante fut réduite cependant à néant par la déportation collective organisée dans la nuit du 18 au 19 mai 1944: près de 200000 Tatars furent exilés, sur ordre de Staline, en Asie centrale, en majorité en Ouzbékistan.

Alors que les autres peuples déportés purent, après leur réhabilitation en 1956, rejoindre leur terre natale, les Tatars de Crimée ne bénéficièrent pas de ce droit au retour. "Leur" république fut transformée en un simple oblast, haut-lieu de repos et de vacances soviétiques, et ils ne furent réhabilités que tardivement et discrètement en 1967 -le décret ne fut jamais rendu public- tandis que leur nationalité était rayée des listes de recensement (à défaut, les Tatars de Crimée se faisaient inscrire comme Tatars de Kazan). Dernier signe de cette volonté de faire oublier l'existence même des Tatars de Crimée: la conclusion du rapport de la commission Gromyko. Créée en 1987 par le Soviet Suprême face au renouveau de la dissidence tatare et le retour d'exil de son leader incontesté, Mustafa Dchemilev, la commission d'étude mit un point qui eut peut-être était final -si l'URSS avait survécu à 1991- à la question du retour des Tatars de Crimée : impossible.
Les Tatars de Crimée n'avaient pas attendu les conclusions de la commission pour organiser leur retour: dès 1987, 17500 d'entre eux s'installaient en Crimée, fin 1990, ils étaient près de 100000, en 1995, 250000 soit près de la moitié de la population exilée.

Le " samozakhvat " : le combat pour la terre

Le caractère spontané, massif et rapide du rapatriement des Tatars de Crimée -et la situation économique et politique de la jeune Ukraine indépendante- n'ont pas permis la mise en place de mesures d'intégration efficaces. Le seul instrument utilisé par les autorités locales -l'autorisation de résidence- a plus contribué à l'exclusion et à la discrimination des migrants qu'à leur intégration. Les autorités locales ont empêché les Tatars de se réinstaller dans leurs provinces d'origine situées dans le sud de la presqu'île ainsi que de se loger en ville (seul 27% des Tatars, majoritairement issus des villes d'Asie centrale vivent actuellement dans des centres urbains). La majorité d'entre eux a été regroupée dans des "zones de peuplement compact" aux conditions sanitaires des plus désastreuses: 180 "colonies" sur 240 ne possèdent ni l'eau courante, ni l'électricité. La population en subi les conséquences démographiques: depuis 1996, son taux de croissance est négatif.

Les Tatars de Crimée ont fait du "samozakhvat" (auto-appropriation) leur cheval de bataille. Le combat pour la terre a tourné à l'émeute en 1992. La destruction par les autorités locales de constructions illégales le 1er octobre 1992 à Alouschta, dans la région de Krasnyï Raï a suscité quelques jours plus tard, les 5 et 6 octobre, une manifestation violente de deux à trois milles Tatars à Simferopol au cours de laquelle le Soviet Suprême a été pris d'assaut. Cet événement a fait craindre un moment le déclenchement d'un conflit, mais il a conduit en fait les autorités locales a infléchir leurs positions: quelques mois plus tard, elles cessaient toutes destructions et adoptaient le 25 mars 1993 un décret prévoyant l'attribution de 3500 hectares aux peuples déportés et obligeant les soviets locaux à distribuer des parcelles pour la construction de logements.

Les revendications politiques

Si les Tatars de Crimée se battent pour l'amélioration de leur situation économique et sociale, leur combat est aussi politique. Leurs principales revendications furent -et pour certaines demeurent- la naturalisation de tous les Tatars, l'obtention du statut de peuple autochtone, la restitution des terres spoliées en 1944, la reconnaissance officielle du Kurultaï et du Medjlis. Créées dès 1991, ces deux instances de représentation du peuple tatar se sont imposées sur la scène politique locale où s'entremêlent et s'affrontent également les intérêts des russes indépendantistes et des ukrainiens nationalistes. Le Kurultaï -le parlement- et le Medjlis -le conseil exécutif- sont tenus par l'Organisation du Mouvement National des Tatars de Crimée (OKND) dirigée par Mustafa Dschemilev. Bien qu'ils ne soient pas reconnus officiellement par Kiev, le Kurultaï et le Medzlis sont ses interlocuteurs officieux d'autant plus qu'au fil de la décennie les leaders tatars ont su modérer leurs revendications et troquer leur habit de meneurs de foules pour celui de politiciens respectables.

Leur principale revendication, l'octroi du statut de peuple autochtone au peuple tatar, demeure pourtant insatisfaite; l'Etat ukrainien leur consent uniquement le titre de minorité ethnique. Se référant à un statut créé par l'ONU en 1982 pour les peuples indigènes d'Amérique du sud et d'Australie, les leaders tatars lient la question de leur dénomination à la légitimité du Kurultaï et du Medjlis: tout peuple autochtone a droit a ses propres instances de représentation. Cette question a été rendu encore plus complexe par l'adoption de la nouvelle constitution ukrainienne en 1996 qui utilise à trois reprises le terme de peuple autochtone à côté de celui de minorité. Nulle part n'est explicité la différence entre les deux termes, ni à qui ils s'appliquent respectivement. Face au refus du pouvoir central de préciser les articles de la Constitution, l'ambiguïté demeure.

Si le flou qui entoure le statut des Tatars de Crimée ne freine pas l'intégration économique et sociale des rapatriés, il en va tout autrement de la question de la citoyenneté. Celle-ci est en effet nécessaire pour bénéficier des droits sociaux, pour participer au processus de privatisation, pour travailler dans la fonction publique et pour participer aux élections. Or, en 1999, de 60 000 (selon le comité d'Etat aux nationalités) à 120 000 (selon le Medjlis) Tatars ne possédaient pas encore de passeport ukrainien.

Certes, la loi sur la citoyenneté d'octobre 1991 a permis à tous les Tatars présents en Crimée en novembre 1991 d'opter pour la citoyenneté ukrainienne -ce qui sera le choix de la moitié d'entre eux. Cependant, les conditions mises à l'obtention de la citoyenneté pour les migrants ultérieurs sont très restrictives: cinq ans de résidence, abandon de la citoyenneté d'origine, des revenus suffisants et une maîtrise courante de la langue ukrainienne.

Grâce à l'intervention du Haut Commissariat aux Réfugiés de l'ONU et du Haut commissariat aux minorités ethniques de l'OSCE, les autorités ukrainiennes et ouzbèkes ont adopté des mesures facilitant la naturalisation des Tatars de Crimée. L'Ouzbékistan a ainsi levé les barrières administratives et pécunières qui rendaient difficile l'abandon de la citoyenneté ouzbèke. Jusqu'en août 1998, l'Ouzbékistan ne permettait l'abandon de la citoyenneté ouzbèke qu'à l'issu d'un entretien personnel à l'ambassade à Kiev et après le règlement d'une taxe de cent dollars.

Vers une intégration?

Si les tensions ont été vives entre Kiev et les leaders tatars, c'est avant tout avec la population russe indépendantiste et les autorités locales qu'ont eu lieu les principaux conflits ouverts. Dès 1991, les Tatars de Crimée ont fait preuve d'un loyalisme certain envers Kiev, quand bien même ce loyalisme était nourri par des sentiments russophobes et par la peur d'un rattachement à la Russie, l'oppresseur de toujours. Ainsi, c'est grâce aux voix tatares que le "oui" l'a emporté en Crimée au référendum sur l'indépendance de l'Ukraine en décembre 1991. En outre, des mesures facilitant l'intégration des Tatars ont été adoptées. La langue tatare a été élevée au rang de langue officielle en République de Crimée, les fêtes musulmanes sont jours fériés, des mosquées ont été restituées et une bibliothèque nationale a été ouverte. De plus, des écoles tatares accueillent les enfants des rapatriés.

La question tatare demeure néanmoins au centre des préoccupations ukrainiennes. Alors que l'OKND semblait pouvoir devenir un interlocuteur fiable et modéré, les récentes évolutions internes de l'organisation pourraient remettre en question son statut nouvellement acquis. En effet, si durant toute la décennie l'OKND s'est montré fortement uni et uniforme, des divisions internes, accompagnées de mises en examen dans des affaires de corruption, ont ébranlé cette organisation phare. En outre, la radicalisation de certains leaders, tel Eredžep Cajredinov du parti Adalet, qui refusait dès 1994 les compromis passés avec les autorités locales, peut faire craindre un renouveau des tensions. Enfin, le facteur religieux a acquis une place non négligeable, comme en témoigne la réunion du premier congrès des musulmans de Crimée le 18 novembre 1995.

 

 

 

 

 

 

 

 

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"Côte de Crimée"

2003

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